La Danseuse

C’est dans cette chambre oubliée du jour que vit Chloé. Là, au dernier étage d’une bâtisse sans âge, elle danse. Son corps frivole s’affole au contact des tissus et l’âme de son sourire se répand au devant des murs. La pièce alors s’illumine, douchée par la grâce qu’incarne Chloé. Lorsqu’elle avance, c’est la Terre qui prend note.

Ici Chloé est seule mais ici Chloé est tout. Tout ce qu’elle touche s’éprend d’elle et elle s’éprend de toute chose. Cette animiste animée s’étonne du ballet de ses pieds. Etres autonomes, ils s’avancent en aveugle à la découverte des mondes.

La voici encore qui sourit. Mais à qui ? Je souhaiterai dire qu’il s’agit de moi mais dans le monde de Chloé je n’existe pas. Les  « je » de Chloé sont plus doux et caressent nos oreilles par leurs petits murmures.

Elle s’arrête. Elle s’allonge. En regardant la fenêtre, Chloé s’amuse de la tombée des jours. Elle laisse lascivement sa main d’ivoire s’aventurer à la découverte de son monde. Les jeux de Chloé sont des plus doux et ses caresses comblent mes yeux voyeurs.

C’est dans cette chambre oubliée du jour que jouit Chloé.

Emportée par cet abandon sensuel, la petite danseuse s’émerveille au fil de ses pensées. Mais voici que le soleil s’est couché et qu’il lui prend l’envie de s’offrir à la nuit.

Les lumières de la ville dansent aussi aux yeux de ma petite ingénue et la voici alors qui s’élance vers ces lueurs.

J’étais déjà installé depuis un moment lorsqu’elle entra dans le bar. Tout occupé à augmenter mon découvert dans du scotch bas de gamme, je ne la vis pas s’installer.

Mon voisin de comptoir était un homme affable et cela faisait une heure qu’il m’emportait avec lui dans ses récits de voyages, fantasmés sans nul doute mais pétris dans la délicieuse honnêteté que lui soufflait son quinze ans d’âge. Grâce à lui je voguais moi-même dans ces océans scabreux épris des tumultes d’une nuit d’orage. Puis enfin je rageais, revenant à terre, m’apercevant de cette salle bercée de lumière.

Mon regard vacillait, cause du mal de mer, avant de se poser sur le délicieux visage de Chloé. Ses traits invitaient au voyage. J’abandonnai alors mon ami du soir qui disparut sous une nouvelle tournée.

C’est dans cette chambre qui fait vibrer la nuit que je pris Chloé. De faibles éclats témoignaient de nos danses et des rires en copeaux composaient nos jeux. C’est à ces saints plaisirs que je revenais souvent lorsque, dans le fond d’un verre, j’apercevais son monde. Maintes fois nous jouâmes ensemble, enfants de la lune, ennemis des jours.

Mais un soir que mes coupes furent trop bonnes, galvanisé par une force de dramaturge, mû par l’impatience d’un pyromane, mes rêves s’effilèrent dans l’incendie nommé Chloé.

Cette petite sotte était lasse de danser. Cette petite poupée ne voulait plus jouer.

Prisonnier dans des flots de mes ardeurs, dans cette petite chambre, je la fis valser. Composant alors pour elle un nouvel opéra, j’annonçais en chaîne les changements de mesures. Son corps était trop svelte et ses formes effilées ne tinrent pas la cadence. Elle se brisait au contact de mes partitions et mon talent d’interprète se sentit souillé. L’harmonie était rompue, je l’abandonnai dans la fosse.

Lorsque je fis mon retour sur les planches quelques jours plus tard elle n’avait pas finit de me bouder. Me toisant toujours de ces yeux profonds, voilés d’accusations stériles, elle restait là où nous nous étions quitté. Bien qu’un instant je voulu m’expliquer, son inertie acheva de m’irriter. Les échos de mon vin me soufflèrent alors une fin, une apothéose pour ce roman achevé. Essuyant mollement mes yeux mouillés, je saisis dans ma poche le vestige d’un paquet de gitanes qui, elles, voulaient danser. Ces douces compagnes brillaient à mon nouveau soleil lorsque, dans la cuisine, je laissai s’échapper les vapeurs. Le gaz m’entoura et me sera, et l’une de ces catins prit ma vie.

C’est dans cette chambre oubliée de nos jours que je péri de Chloé.

Gautier Veret

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