Ceux que l’on nomme

 

Le regard posé sur l’écorce aux éclats changeants de ce qui un jour fût chair, la jeune oubliée sentait s’enlacer les couleurs. D’une teinte bleutée à un horizon pourpre, les caresses d’une étoile invisible racontaient leur histoire. Dans la cage d’à côté, un cétacé liquide jouait des vocalises, un chant couchant davantage un instinct primitif qu’une volonté d’échange. Car depuis mille ans sa voisine aux reflets phanies s’était tue. Mille ans ou peut-être plus. Hormis quelques lueurs étranges et diffuses, astres lointains ripaillant leurs sagas, ce cachot cosmique jouait l’avare de référents. Des nombreuses cages dansantes aux barreaux flottants tels des vapeurs drapées, les bannis ne pouvaient distinguer que les allures serpentines d’une aurore se mouvant au gré des allées du mage.

Il claquait sa queue féline, car c’était sa tenue du jour, dans son bagne privé. Parfois, il s’arrêtait pour examiner l’un des reclus. Une roche de la taille d’un monde chauffant sa surface à en devenir liquide. Son fleuve qui se courbe et s’avale jusqu’à redevenir pierre. Une tempête en substance, renfermée dans un nuage, se ballotant dans sa cage. La fureur d’un esprit dans un corps à la taille de l’atome.

A chaque passage, il s’émerveillait, contemplait son musée, collectionneur attentif à tout souffle de vie. Le dernier arrivé était un colosse de magma, inhalateur de roches qui fit fondre de peur quelques siècles sa voisine. Le mage le toisa tant que tous désapprirent sa présence. Le liquide redevint roche, le cétacé se remit à chanter, la jeune écorcée à nouer ses lueurs. Puis il claqua sa queue reptile, car c’était sa tenue du jour, et tous furent surpris, non de la force d’un son mais de la richesse du mouvement. Un sourire s’empara de sa bouche du moment et dans un carnet nacré il nota.

Il est des jours, perdus dans le fini de ce qui vit, maladroitement disposé entre celui qui offre la sève et celui qui la récolte, il est des jours donc, qui importent plus que d’autres. On en distingue les saveurs en relisant nos chroniques. Lorsque le temps que l’on nous offre à saveur d’éternité, on se doit de les compter. Pour la jeune écorcée, qui avait dans sa cage eu le temps d’assister à genèse, apogée et déclin d’étoiles, l’un de ces instants uniques s’avançait sur une aurore émeraude. Il portait une tête d’aigle et sa queue s’était alors touffue. Il adoucie sa taille pour atteindre les deux mètres. Son carnet voletant déchira une page qui s’accola aux barreaux vaporeux, ouvrant la voie. Il entra.

 

 

« Il est temps. » souffla-t-il comme si l’évidence fut née.

D’un geste du sabot de feu, il enfanta un vent orangé qui s’approcha de la captive, l’enlaça et épousa son éclat. De fines fissures pareilles à des veines bariolèrent l’écorce qui bientôt vint rejoindre la brise. Sous la couche, se dessina l’esquisse d’une jeune femme à la chevelure dorée. Le mage l’examina avec une grande attention, peut-être un peu de tendresse.

« Toi qui fus celée loin au-dedans de toi, te souviens-tu ? »

 La voix qui souhaitait s’adresser à la jeune femme, s’élança en vibrations que tous comprirent. En réveillant son regard, elle l’adressa au mage.

« Un jour j’eus un nom et un passé. Loin des chansons d’ébènes, des sifflements d’étoiles. La durée me l’a ravi. Toi l’ancien, quel est mon nom ? »

Des milliers d’enfermés frémir à cette familiarité, car tous craignaient les humeurs du mage. Mais des années d’écorce et quelque chose d’inné assurèrent à la jeune femme un aval à sa fouge.

Les billes de ses yeux d’où suintait l’éternel ne furent pas étonnées. Bien que quelque peu déçues. Son sabot se changea en aile et un écho d’éclairs s’élança vers le corps dénudé. Sans lui infliger souffrance, l’éclair l’embrassa et se mua en une cape constellée.

« J’espérais que cette bribe d’infini t’aie guérie de ces pauvres pensées. Mon projet arrive à terme et te voilà plus prisonnière que dans cette chambre vide. Tu aurais dû le comprendre. Nommer c’est limiter. De la matière à la vie, de bien tristes prisonniers nous formons de ceux que l’on nomme. »

 Lui qui n’avait jamais goûté qu’au multiple, à l’amas soutenu d’expériences et à l’infini du désordre, avait-il seulement compris sa requête ? Bien vite la farouche lui opposa : « Toi qui sabordes les bienfaits du nom, qui rends captives des êtres bien plus que des sens, toi le puissant qui vit sans ordre, qu’oses tu noter dans ce carnet, où se cache ta limite ? »

Le cahier volant s’élança, tournant autour de la jeune femme. A chaque tour, il s’enhardit un peu plus, soulignant sa colère. Le mage ne sembla pas affecté, comme s’il connaissait déjà la trame. Il ajoute d’une voix affable : « Toi à qui j’ai offert l’infini et qui rêve de plus petit. Goûte à ce que tu prends pour limite ! »

Une page s’envola et s’installa devant elle. Elle apposa sa main.

 

 

Une chaleur intense comme le bouillon de tout. Accolés comme en mère. Puis l’accident. Le début. Séparés et soufflés, la lueur est diffuse. Ils cherchent l’union comme dans avant l’avant. Ils en deviennent brillants et de leurs noyaux, ils bouillonnent, ils deviennent comme mères. Le souffle les sépare. Et ils vivent, et ils meurent. Le cycle se répète. Jusqu’à ce qu’un brin de poussière, loin des unions du vide, trouve un décor et dans l’union, devient mère. Jusqu’à ce qu’un jour, vive la vibration d’un chant.

 

 

La jeune femme sort de sa transe, la page tourne, satisfaite. L’esprit encore perdu dans le rêve, elle ne mesure pas la durée de la vision. Mais elle s’éloigne encore plus de son nom. Elle s’approche de la cage où chante encore son voisin cétacé.

« J’ai vécu la création du temps, pour arriver jusqu’à lui. Ce que tu gardes ici, c’est l’histoire. Tout est l’enfant du tout, dans le cœur des étoiles. J’ai été l’union puis chaque morceau pour arriver jusqu’à son chant. »

Elle s’arrêta un instant, comprenant la complainte sublime de cet ami intime, la douceur de sa mélodie. Elle se sent bien plus liée à lui qu’elle ne l’a jamais été d’elle. Mais cette pensée s’efface. Elle se tourne vers le mage.

« Chacun de ces morceaux est l’enfant du tout. Ils ne forment pas de limite. Il la dépasse. Lui aussi avait un nom, je l’ai chanté avec lui. Morlerin. Il était beau car en lui brillait son passé dans les étoiles, il scintillait d’histoire. Je te le demande une nouvelle fois l’ancien, quel est mon nom ? »

La tête aux crocs féroces d’un vieux lion, car c’était sa tenue du jour, n’eut qu’un rire en réponse. L’approche de la fin l’emplissait d’une émotion nouvelle. Toutes ces vies partagées et mille fois répétées revenaient en marées, embruns d’écume au partage du vide. Toutes ces expériences le menaient au même point, au tapage de son erreur.

D’un geste d’une main, perdant doucement ses plumes, il saisit une nouvelle page du carnet. Celle-ci est atrophiée à l’extrémité, elle peine à voler. Elle se dirige vers le sol et couvre l’aurore d’obscure. Le vide s’éprend de l’espace, balayant les barreaux et les tristes captifs, balayant les lueurs et les rêves lointains. Tout est de noir et le noir est en tout. Seuls, la jeune femme et le mage contemplent le vide. Devant eux, une masse lourde et grande grince d’un cri vorace. Un écho se lance, non, ce sont des masses sœurs. Elles se dévorent entre elles. Les voici qui se battent et dévorent le vide, remontant la piste de ce qui fut créé. Toutes en même temps, naissent et absorbent. A la fin de l’assaut, il n’y a plus d’après. Seuls, protégés dans leurs capes constellées, les deux âmes viennent d’assister à la fin de ce grand tout.

La lueur revient, les barreaux aussi. Le mage caresse la faible page de sa main de cristal.

« Ce que nous venons de voir, est l’erreur que je cherche à racheter. Cette fin est la chimère proche de mes propres limites. Une erreur que toi seule peut dépasser. Car je suis le Chaos et je t’ai enfantée. J’étais là aux prémices et je provoque la fin. J’ai mille fois tenté de te briser mais tu es toujours obstinée. Cette fois, tu gardes la fougue. Toutes ces éternités données, enfin tu résistes. Je te donnerai ton nom lorsque je te donnerai ta tâche. Tu seras harmonie qui guide ces vies, tu seras l’assurance de l’après quand je retournerai dans l’avant. Car il y a des choses que je n’ai jamais comprises, tu trouveras la force d’aider ceux que l’on nomme. Hâtons-nous »

 

 

Avant que la fin n’arrive dans ce qui ne devait finir, il faudra recommencer. La jeune femme entend le chant du cétacé et comprends qu’elle l’entendra de nouveau un jour. La roche fond une dernière fois devant elle avant que n’arrive la première. La tempête se calme et s’endort dans son nuage. L’esprit est rentré dans l’atome. Leur offrir un futur en changeant le passé.

En quittant leur présent, le mage tendra une main à la volupté grâcieuse. Dans les pages de son livre, recensant le chemin de tout ce qui vit, il retrouvera l’emplacement. Le temps fera sa course inverse, laissant le père et la fille contempler l’origine des histoires. La danse inverse des étoiles récupérant leurs atomes, des mères qui redeviennent enfants.

Dans un temps que la durée ignore, ils seront collés dans la chaleur du tout, remontant doucement jusqu’à la création du temps. Alors le Chaos lui glissera à l’oreille.

« Ma fille, tu seras le guide pour créer l’après, l’accueil au profond du monde, lorsque les mondes se créent. Tu seras univers, tu seras terre d’accueil. On ne trouvera de limite à ton nom et tu aimeras tous ceux que l’on nomme. Car c’est toi Avalon, terre aux rives de ce qui est. Tu seras l’essor et tu seras la fin, l’accueil après moi. »

Pour sa dernière tenue, le mage prendra le visage d’un père. Il glissera dans l’avant l’avant et provoquera l’accident. Avalon sera dans tout, goûtant à la beauté de l’union. L’accident éclatera et la dispersera. Elle sera dans les noyaux brillants et dans la douceur des souffles, elle sera dans l’union et les cycles éternels. Elle guidera comme une terre fertile, les rives d’un univers qui se répand et se crée. Elle sera terre d’accueil lorsque l’on récolte la sève. Elle aimera chaque partie, et tout ce que l’on nomme. Elle sera mythe, mirage, mais toujours Avalon.

 

Gautier Veret 14/11/2020

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