Blues and wine

« J’en ai vu de toutes les couleurs, surtout des rouges et des blues » ironisait-il souvent en découvrant un long sourire amical. Avec sa coquetterie habituelle, il redressait ses lunettes rondes et sombres d’un bout de majeur, s’assurant d’accentuer plus ou moins longtemps le mouvement en fonction de son interlocuteur. Qu’importe qu’il soit au milieu d’une nuit sans étoile, au bras d’une de ses vénus ou dans un coin brumeux de cabaret, jamais il ne quittait ces deux ronds sombres. Si bien qu’on lui avait trouvé le surnom du Hibou. En véritable oiseau de nuit, Tyler « Owl » Jameson disparaissait à l’aube dans le souffle de la rosée pour réapparaître au soir, l’une de ses clopes roulées aux lèvres et drapé de son costume bordeaux.

 

Si les néons fatigués du Red Club aguichaient la faim d’une nuée de soiffards bigarrés, allant de Ted Patte-Blanche à Maggie « Trap » Lorcas, c’était pourtant bien pour The Owl qu’ils scintillent le plus fort. A l’heure où le chien est chassé par le loup, la salle du bar se remplissait de tendres affreux aux rêves damnés. Billy Hammer, le barman, faisait taire les lumières et tout n’était plus que bruit de verre sous un nuage de tabac.  En nouveau soleil de minuit, un spot laissait filer une lueur orangée, perçant la pénombre jusqu’au mur en brique du fond. Puis, l’apparition.  Un corps squelettique avec son saxophone et une veste aussi rouge que son vin. D’une traite, il vida son verre avant de s’adresser à la foule.

 

« Allons chasser nos songes, should we ? »

 

Les sifflements et les échos des coupes furent bientôt couverts par un impérieux plus grand. Celui de quelques notes, de quelques notes qui dansent sur les âmes. Quelque part sur terre on pousse un cri, et ici on l’entend. Quelque part une mère verse une larme, et ici on la sent. Quelque part, un enfant vient à la vie, et ici on l’attend. Car au-delà de l’Homme, quand Tyler joue, on voit plus grand. Son regard est un mystère mais sa fougue est sincère. Ici on voit le ballet des chimères. Et le don de quelques vibrations fait s’éloigner les pensées sur des terres inconnues. On sent des baisers que l’on n’a pas connus. On se lit dans des histoires que l’on n’a pas vécues. On se retrouve là, quelque part au bout du blues. Pendus à nos songes dans l’intimité d’une mélodie, se dressent les fantômes de nos mille vies. Quelque part au bout du blues. On sent la chaleur d’une note, du solaire qui trouve un doux ami, si facilement. On se brise l’échine à porter nos rêves, à tendre vers une tristesse qui dessine un sourire à nos lèvres. The Owl connaît nos armes, les motifs de nos douleurs. En pianotant sur son saxo, il aspire ces fardeaux. Dans le nuage de fumée les regrets de Maggie se marient aux rêves de Billy et ce comme chaque nuit. Le musicien n’est qu’une silhouette, une brindille chétive aux prises d’un vent ou d’une partition céleste. Un souffle de vie au cœur de la pénombre.

 

  « All right mes amis, je veux maintenant que vous accueillez la douce Lucy, c’est à toi darling. »

 

Un petit être fit son éclosion dans une nouvelle bouffée d’expiration divine, dans un halo de mirages. Tyler se cache dans l’ombre mais l’on sent ses yeux ronds qui nous guettent, le hibou ne nous perd pas. La lueur se meut de l’orange au bleu et d’un corps qu’une robe verte sublime s’échappe un timbre fabuleux. C’est une voix qui a bien connu l’amour pour en parler si beau. L’esquisse d’un départ, le vide de l’absence et les démons qui l’emplissent dans un fond de boisson. Dans la salle des échoués, le visage des disparus s’accroche aux esprits. Ted ne sent pas qu’une larme se met à couler. Oh ! Cette voix à la langueur d’une matinée d’été, la couleur des sommets et le cœur qu’un triste inonde. Celui qu’on veut noyer au fond des verres de vin, celui qui apprend à nager. Oh ! Lucy sphinge d’ébène la question est ton poème. Et la réponse, nos drames.

 

Soudain le silence alimente nos espoirs, Lucy nous a beaucoup aimé. L’oiseau de nouveau s’invite, il reste des chants à la nuit. Il note nos nouveaux fantasmes, vous savez où le trouver. Dans un club jusqu’à l’aube, tout au bout du blues.

 

 

Gautier Veret 25/01/2021

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.