En Pause

« Si nous tuons le temps, celui-ci nous le rend bien »

Proverbe français

 

Jean était perplexe. Il avait l’intime conviction que rien ne pouvait être pire que l’avenir. Son passé, bien que gorgé de ça et de là de quelques humiliations, de petits regrets, parfois même de non-dits ou de trop dits, avait la gueule d’un vieil ami que l’on traine avec soi par habitude. Sans savoir pourquoi d’ailleurs. Après tout, est-ce que le souvenir d’avoir le pantalon baissé devant Sarah en CE2 lui était agréable ? Non aucunement. Pas plus que d’avoir interverti le mot « verve » avec « verge » dans un poème de quatrième pendant le cours de madame Lafine. Il faut dire qu’à cet âge les premiers rayons du printemps et les jupes raccourcies des filles émoustillaient bien plus l’imagination qu’un poème du XVIème. Enfin bon, tout le monde avait ri et Jean s’était senti minable. Son vieil ami Souvenir lui glissait pourtant quelques images, souvent à l’heure de se coucher. Ce qui faisait de cet ami, sinon un connard, au moins un vicieux tortionnaire. Inutile de dire qu’il gardait dans ses tiroirs, roulé dans des VHS un florilège des meilleurs pires moments de son enfance. Par envie de modernité, vers les années 2000, Souvenir s’était mis au DVD. C’est amusant aussi de noter qu’il prenait soin de les rayer aux meilleurs pires moments de son adolescence. Laissant certaines scènes ou certains départs nourrir son insomnie avec même la gloutonnerie qu’Augustus Gloop. Mais finalement, de la même façon qu’il pouvait être odieux, Jean ne pouvait se débarrasser de son ami tant les cassettes d’instants de joie pouvaient lui être précieuses. Souvenir gardait avec lui ces petits instants d’immortalités que forment les sorties en bandes, avec les amitiés forgées de la même âme, les « je t’aime » qui peignent des tableaux instants, bien avant que vienne danser le silence, et toutes ces opportunités qu’il ne s’était pas vu réussir tant il était occupé à les vivre. Jean pouvait donc gérer le passé tant il avait appris à mater l’archiviste. Ou, pour être plus honnête, à s’en accommoder.

Ce qui lui posait réellement problème était les yeux séducteurs d’Avenir. Elle avait l’apparence de ces jolies filles dans un bar que l’on regarde de l’autre côté de la pièce sans oser aller leur parler. Beaucoup de rêves, pas beaucoup d’action et une pincée de déception. Car Jean était pratiquant de l’inaction évolutive à attentes exponentielles. En d’autres termes, Jean était un rêveur qui avait beaucoup d’aspirations pour le Jean du lendemain. Il se trouvait bien souvent dans l’incapacité de saisir Avenir ou du moins d’avancer à sa rencontre. Déjà car il n’avait aucune idée de comment l’aborder. Les phrases d’accroches comme « Salut beauté, quels sont tes projets ? » lui faisaient monter une bile jusqu’en haut de l’œsophage et rougissaient ses joues de honte. Il n’avait aucunement envie de remplir les tiroirs à DVD de Souvenir. Façon de parler bien sûr, à partir de 2010 Souvenir était passé aux disques durs externes. D’un autre côté, aux vues des nombreuses ambitions qu’il posait sur les épaules de son Jean futur, il était clair pour Jean perplexe que jamais il ne serait aussi talentueux que son Jeandemain. Hum… Jean s’était un peu embrouillé.

Jean, donc, était perplexe et avait l’intime conviction que rien ne pouvait être pire que l’avenir. Et rien ni personne ne pouvait lui sortir cette idée de la tête. Son frère Auguste était nourri à l’euphorie, à l’enthousiasme et à d’autres mots en « e » comme : extase, entrain, enchantement, exaltation, émerveillement, élan, éloge, épanouissement et aussi par sa façon d’être toujours heureux, Jean y voyait un peu d’enfumage. Il était donc clair qu’il ne pouvait décemment pas comprendre Jean lorsque ce dernier le regarda dans les yeux, après la pinte du Jeudi soir pour lui dire ces mots lourds de bière et plein sens : « Je vais me mettre en pause. »

Pouvait-il vraiment attendre de la compréhension d’un homme portant le nom d’Auguste. Ce dernier a été mis au monde pour rayonner, pour conquérir, pour avancer. Il était d’ailleurs ce soir-là en train de se nourrir d’espoir car l’Avenir du bar, cela faisait longtemps qu’il lui avait parlé et il s’apprêtait à l’épouser. Il faisait partie de ces gens bâtis pour affronter le destin, qui n’avaient de cesse d’aller de l’avant. Pour Jean son optimisme constant était surtout très énervant.

« Je suis sûr que ça va te faire du bien ! J’ai un collègue au boulot qui se met en pause une fois par mois, il en sort grandi ! Tu t’arrêtes combien de temps ? »

« Je ne sais pas encore. »

Auguste avait déjà le bras levé pour recommander une tournée. Il avait le sourire aux lèvres et la confiance au cœur. Dans son étouffante joie, il ne se doutait pas qu’il voyait probablement son frère pour la dernière fois. Jean, l’œil sur sa montre, calculait mentalement au bout de combien de temps il pourrait s’éclipser sans vexer sa seigneurie au blanc sourire. Il devrait prendre encore son mal en patience.

        Le salon n’était éclairé que par les rayons de la télévision, déclamant comme pour elle seule, une scène mille fois retranscrite de bravoure où l’amoureux éperdu en partance pour un voyage sans promesse de retour, serrait dans des bras forts et teintés de tendresse, une jeune femme à l’allure angélique, une rivière timide à l’œil, tout ça en technicolor.

Jean, lui, jouait avec une machine rectangulaire, le regard dans le vide. Il venait d’effectuer une prise de sang et l’outil s’était allumé, attendant une validation de sa part. Il avait tout préparé. Dans sa cuisine se trouvait un stock de nourriture pour deux mois. Les tiroirs de sa salle de bain débordaient de produits d’hygiènes et de papier toilette. Des piles de livres formaient un dédale entre les pièces. Il avait bien sûr quelques films à rattraper mais la notice indiquait que les objets électroniques ne subissaient pas l’effet de la pause. Tant pis aussi pour la musique, les ondes ont besoin de temps et d’espace. Notions qui, durant cette expérience, ne seront qu’à lui.

Ce qui ressemblait à une vague hésitation parcourra un instant son esprit. En face de son appartement, une soirée offrait tout ce que les années 70 avaient de disco et sur le balcon, les invités, eux, offraient tout ce que leurs poumons avaient de fumée. Le martèlement et l’éclat de ces vies voisines avaient le regard de l’avenir. Cela mettait Jean mal à l’aise. Trônant dans un caleçon vieilli à l’effigie d’Homer, un peignoir troué en cape, il n’était pas en état de se laisser tenter. Pour éviter le moindre problème technique ou effet secondaire, la notice de l’engin indiquait un réglage maximum de deux mois. Sur l’écran de la machine rectangulaire, la date de sortie brillait en blanc. A ses lèvres, le thé devenait froid. Au balcon dansait les rires. Dans le ciel, le soleil tirait timidement sa révérence, offrant une teinte orangée à des nuages solitaires. Dans l’écran, l’amoureux approchait de sa promise, un baiser à offrir en guise d’adieu. Dans la main de Jean, la machine.

Il pressa.

Et tout s’arrêta.

L’effet ne fut pas visible tout de suite. Le jeune homme regardait en direction de la télévision et avait l’impression d’avoir simplement mis en pause le programme. Les lèvres des deux amants étaient figées, presque à se frôler. Non, ce qui sortait de l’ordinaire était vraisemblablement ce silence aux accents monastiques. Le vrombissement sourd de son réfrigérateur s’était éteint. Les ondes discos de la soirée voisines aussi suspendues dans l’air que les mèches de cheveux que l’on cherchait à replacer, que les fumées des cigarettes à moitiés consumées. Seul. Seul et en dehors du temps. Jean s’approcha de la fenêtre. Dans la rue, un scooter statufié hésitait au croisement d’une route, un groupe de jeunes paralysé dans un éclat de rire voyait deux mains désireuses de se checker tétanisées avant de se rencontrer. Plus loin, une dame sentait la partie supérieure d’un melon tandis que son chihuahua tirait la corde à la quête d’odeurs plus vulgaires. De stupeur, Jean lâcha sa tasse. Paresseuse, celle-ci ne prit pas le parti de tomber, suspendue dans sa descente. Jean jubilait. En se retournant, il pouvait distinctement voir la trace de son passage dans la trace de la poussière. En traversant la pièce, il s’amusa à jeter en l’air ce qu’il pouvait trouver sur son passage. Un livre, une assiette, la télécommande. Tous les objets, après un court mouvement en avant, se retrouvaient à flotter, gelés dans l’espace.

Il avait le même sentiment de liberté qu’un enfant courant dans un champ à la rencontre du soleil. Les grains de blé étaient ici remplacés par l’accumulation de son quotidien, et l’impuissance de leur inertie les rendaient bien plus appréciable. Il allait avoir du temps. Du temps pour lui. Ces piles de livres qui s’entassaient depuis des années qu’il ne trouvait jamais le temps de diminuer semblaient à présent de parfaites complices dans ce tableau sublime. Quelque part, flottant dans sa cuisine, la machine brillait la date de sa sortie.

Les premiers jours furent comme un rêve. Dissocié de toute contrainte de temps, Jean évoluait dans un bac à sable d’opportunités. L’horizon affichait un couchant aux teintes de Turner, tableau suspendu à un passager unique. Il avait l’impression d’évoluer dans un Pompéi moderne ou chaque habitant était surpris dans une ultime pose. Les cafés et les bars étaient rempli de ces statues de chairs. Parfois, il s’amusait à échanger des plats, des verres. Il fut déçu de voir qu’il ne pourrait profiter de l’ivresse durant son expérience, l’écoulement du temps permettait l’écoulement de la bière. Tant pis, il s’en passerait. Cet arrêt avait aussi provoqué celui de sa faim, de sa soif. Il n’avait plus d’appétit et était libéré des contraintes terrestres. Il n’avait plus sommeil non plus. Cela signifiait qu’il pouvait profiter de tout ce temps, intégralement.

Jean en profiterait pour écrire. Cela faisait des années qu’il attendait une pause pour se plancher enfin dans l’écriture d’un roman. Lorsqu’il s’installa devant son écran, il se souvient alors que les machines étaient elles-mêmes soumises aux contraintes du temps. L’écran resta silencieux. Loin de se laisser démonter, Jean posa sur son bureau son plus beau carnet et sorti son stylo. Rien ne sortait. L’écoulement de l’encre allait dans le même sens que celui de la bière. A la fin de la première semaine, il commença à se dire que cette expérience serait peut-être plus difficile que prévu.

Lors de la deuxième semaine, il avait terminé déjà trois livres et en avait abandonné le double. Il était difficile pour lui de se lancer dans la Recherche du Temps perdu quand celui-ci n’existait plus. La couleur du ciel, si séduisante au début, commençait à faire naitre en lui une certaine mélancolie. Et puis ce silence. Tellement de silence. Il en était venu à commenter et décrire tout ce qu’il voyait, s’agaçant à force du son de sa voix.

Au début de la troisième semaine. Jean dû se rendre à l’évidence. Il s’emmerdait. Ce temps passé avait certes rendu Souvenir bavard, lui rappelant comme à son habitude ses jours de misères, ses jours de gloires. Mais ce dernier avait fini par s’endormir. Remplacé par des idées molles. Il se rendait compte, que l’absence d’Avenir lui pesait. Dans les bars, les plastiques immobiles des humanoïdes portaient le même vent glacial que des photos Instagram. Sa pause avait rendu son monde aseptisé.

Jean était démoralisé. Assis devant sa télévision, il comptait les pixels qui séparaient les amoureux du baiser. Il avait récupéré la machine qui, dans sa main, indiquait en blanc trente jours d’attente pour revenir à la normal. Comment allait-il tenir ? Sans désir, sans sommeil, sa pause avait l’air d’un lent supplice. Il avait envie de bruit, de mouvement. Parfois, il s’amusait à imaginer les conversations de ses voisins de balcons. Les techniques débiles de séduction. Puis il descendait dans la rue. Modifiant ça et la quelques détails. Il avait remplacé le melon de la dame par le chien, avait placé le melon entre les deux mains prêtes à se checker.

Rien ne pouvait être pire que ce présent. Jean se remplissait doucement de mille résolutions en sortant de sa stase. Il avait compris. Il prendrait des airs augustes et irait lui-même conquérir Avenir. Il n’en pouvait plus. Chaque jour, ou chaque nuit cela n’avait plus beaucoup d’importance ici, il jouait avec la machine, cherchant un moyen de raccourcir sa peine. Il avait lu mille fois la notice. Il ne trouvait rien. Le matin où la machine indiqua vingt jours restants, Jean fut pris d’un accès de rage. Il jeta de toutes ses forces la machine contre un mur.

« BIP »

Il n’y croyait pas. Un son. La machine avait fait un son. Aussi laid et aussi pénible que fût ce son, il avait été émis. De joie, il sauta sur l’appareil. Son cœur fut sur le point de s’arrêter. Si cela était possible bien entendu. Sur la machine, en chiffres blancs, la sentence. Dans sa colère, Jean avait réinitialisé le compteur. Il y avait alors un moyen de la dérégler. Le jeune homme tenta de taper sur tous les boutons de la machine avec une frénésie nouvelle. Rien. Il y passa des jours. A la fin d’une nouvelle semaine en prison, il se décida à retenter l’expérience. Il lança de nouveau la machine contre le mur de son appartement.

« BIP-BIP »

Tremblant dans sa main. La machine avait ajouté un an.

Trois mois après cet événement, Jean s’était décidé à arrêter de se suicider. Il avait méticuleusement essayé toutes les techniques. Bien sûr les armes à feu étaient inutiles, la pénétration dans l’air faisant défaut. Il avait aussi essayé le saut dans le vide mais l’atterrissage, bien qu’il l’eût cru violent, n’eut aucun effet sur lui. La machine par contre, après la chute, ajouta deux « BIP » et deux ans au voyage. La pendaison, il l’avait essayée mais sans aucun effet, il avait pendouillé pendant une semaine avant de pouvoir saisir un des couteaux flottants en l’air et défaire sa corde. Noyade ? Il avait sauté dans un fleuve pour y toucher le fond, l’eau remontant en une forme de sculpture impressionniste à son contact. Il avait aussi essayé de s’étouffer mais à part une douleur accrue dans la gorge, il n’était pas parvenu à ses fins. Pire encore, il dut enlever gouttes à gouttes le morceau d’eau coincé dans son œsophage. Les lames ? Elles glissaient sur sa peau, ne laissant aucune marque. Jean venait de sauter dans un volcan en fusion, la lave filant sur son corps, n’offrant même pas un embrun de chaleur au jeune homme, le guidant au plus profond du cratère. I mit une semaine à retrouver la surface. En haut du cratère, il se dit qu’il pouvait arrêter de se suicider.

Il devait lui rester dans les deux ans et 9 mois dans ce monde de stase. Un coup d’œil sur la machi… Un coup d’œil vers le profond du cratère lui indiqua qu’il ne pouvait plus compter sur elle. Il ne sera plus guidé. Il ne lui restait plus qu’à voyager. Découvrir ce monde qu’il avait eu peur d’affronter. Dans sa chute, il n’avait pas entendu la machine biper. Dans un dernier cadeau, elle lui avait ajouté cinq années.

Durant la première année, Jean profita de ce que l’Europe avait à offrir. Des rêves d’Alhambra aux sculptures de Toscane, des lacs de Lucerne aux ruisseaux de Bourges, Cathédrales de Cologne et Tatras de Pologne. La deuxième année fut son année russe. Il retrouva dans son voyage, le plaisir de voir se dessiner un ciel changeant, évoluant entre ses pas pour éteindre sa lueur à l’Est et la retrouver au fond de la toundra. La troisième, il la passa en Chine, la quatrième, en Inde. Il n’avait plus la notion de son temps à errer. A chaque seconde il attendait la prochaine, se disant que tout pourrait de nouveau s’animer. Puis il finit doucement par oublier. Oublier ce qu’était sa vie d’avant, oublier Souvenirs et ses DVDs figés. Il attendait Avenir. Et il marchait vers elle. Il avait arrêté de compter. Un jour, les cris des oiseaux perceront le silence. Un jour comme eux, il recommencera à chanter. Un jour, il pourra se réveiller.

Gautier Veret 05/05/2020

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