Dialogue

Son regard boursouflé par une paupière graisseuse racontait l’effort de sa pénible progression. Sa jambe s’abattait sur le sol comme la chute d’une colonne de marbre, sa bouche soufflait des brides de tempêtes escortée par une rivière de sueur. Sans un mot lâché, son corps contait l’aversion de sa chair à progresser dans l’espace. L’homme avait la bedaine mythologique d’un Bacchus s’offrant une prolongation adipeuse jusqu’en dessous de la ceinture. Une masse physique qui déplaçait ses molécules dans l’air, une douloureuse passante dans ce mélange de gaz. Et voilà que la seconde colonne s’éclate contre le bitume et les lèvres du gonflé soufflent encore. Ses yeux croisent les miens, je vois en eux la peine et l’effort des coureurs de fond. Sa peine est encore longue, il lui reste un bon mètre pour traverser la chaussée avant que le néon ne crie au rouge. J’abandonne alors l’homme balançant ses piédestaux à la conquête de l’asphalte pour rentrer dans le monde souterrain de ma ville.

 

A voir vos vies dans les rues de Paris, je dialogue souvent avec vous, parties qui l’habitent. Mes cernes ratatinées par mes rasades de nuits, baissent mes yeux un peu plus loin du ciel, me permettant l’échange avec ceux de mon espèce. Je sors de mon esprit chrysalide pour me barder à vos âmes anonymes où se greffent vos visages, vos enveloppes de chairs.

Perturbant leurs progressions ou leurs luttes pour atteindre leur but, mon regard capte des fragments de leurs chutes. Une chute en avant dans une existence bariolée de vide. A me laisser flâner vers vous, pèlerins de vie, je vous vois personnages et héros de votre traversée du temps. Le métro est à l’imagination ce que le vin est à l’ivresse et ces attroupements de silhouettes qui se heurtent sont les pages d’un texte qu’on apprend. D’une pièce dont on ne voit que l’acte présent.

 

Là, c’est la place des deux amants. Les mains angoissées d’un univers féminin ne se serrent entre elles que pour prévenir le temps où elle croisera son regard, où il daignera lui offrir le sien. Sa tête est aussi vive que sa voix qui perce le son métallique des stations. Elle ne veut pas laisser le mutisme conter l’ennui à sa proie et ses iris sont drainées vers le corps d’un homme qui se sait désiré.  A voir les épaules droites, statiques et son menton dressé, on sent la confiance de son être. Et son sourire en coin marque l’assurance que lui transmet sa compagne. Un arrêt qui s’évade et le voici qui se tourne vers l’anxieuse, sa main arrêtant le mouvement des siennes, ses lèvres en risette soulageant la voix qui ne s’arrêtait pas. Ces deux jouaient une pièce intime au milieu du fracas de la ville.

 

J’aime à voir ces corps me parler lorsque je pose mon cul sur les sièges sales et rayés de ma ligne. Un enfant qui s’émerveille aux blagues de son père et propose un rire à la rame et me voilà croisant le regard d’un passager anonyme, voyant naitre un sourire complice comme si nous avions, l’espace d’un instant, partager la connivence des amis de toujours. L’aspect aigri, replié d’un corps qui ne sait que faire de sa présence sur cette Terre, ses doigts tordus sur le journal du jour, qui souffre du rapport humain les yeux baissés et l’esprit à ses écouteurs. Le sourire béat d’un touriste qui voit passer les stations et s’arme de sa carte pour se repérer dans la vieille ville, sur d’avoir à raison dépenser deux mois de salaire pour visiter Paris, apte à l’échange mais perdu entre les grises mines.

 

En avançant dans ma vie comme à l’accoutumé, farci de coutumes et de rites, j’étais en spectateur dans le démon d’acier qui serpente la ville. Un de ceux qui sent fort la pisse dès l’aube et qui au retour du travailleur, a l’arôme de la sueur des corps qui se collent sans se mêler, se toisent sans s’enivrer. Mes jambes s’alanguissaient un peu, se joignant à la flemme de mes muscles, bien contents de profiter d’un instant d’inertie. En face de moi vint s’assoir une chronique à déchiffrer. Une femme qui avait un quelque chose de spécial. Elle avait gardé sa jeunesse en bagage et était aux jours où les cheveux sont cendres, où l’expérience se lit au coin des yeux. Les siens étaient d’un bleu pâle qui contait les copieuses conquêtes croisées dans son passé. Je partais en croisade sur l’imaginaire de sa vie, porté par ses gestes gracieux entrainés sur les rivages du temps. Qu’avez-vous pu bien vivre avant d’apparaitre devant moi ? Comment ? Tout ça ? Quels étaient vos rêves ? Combien avez-vous eut d’amants ? Autant ?

Et en une trentaine de minutes, on se perd dans les souvenirs qu’un corps peut conter.

 

Il me revient un épisode qui m’a animé de Duroc à Saint-Lazare il y a quelques mois. J’avais le dimanche rude d’un samedi soir à faire danser les manettes et chanter le whisky avec mes amis. L’esprit un peu ratatiné, j’avais des idées sombres installées avec aucun retard sur le loyer. C’est facile de se morfondre lorsque son corps dérive autant que nous et quand ton côté blasé te donne des airs de royauté sur les gens qu’il te prend de mater. Enfin tu vois lecteur, c’était pas la grande forme. Je n’avais même pas prêté attention à la fille au tatouage de papillon dans le dos qui lisait du Damasio, enfin si, d’un œil, mais je n’avais pas l’esprit à dialoguer sa vie. Et voici qu’à la station Duroc une famille décide de se poser dans le carré où je trônais avec mon spleen. Bien sûr ça a vite fait de m’énerver car je devais déplacer mes jambes et que j’avais perdu ma concentration sur le flow mon rap.  Mais ça c’était avant de croiser le regard de la petite tête blonde aux cheveux ondulés qui me fixait avec attention. Elle devait avoir entre 8 et 10 ans et les yeux ronds comme un monde. Grignotant par petites bouchées un croissant, son regard d’enfant avait des accents perçants de vérité. Plus les stations défilaient, plus je sentais la fin d’ivresse se changer en après-midi d’été. Cette dernière phrase porte en elle du ridicule mais ne semble pas s’éloigner de la vérité.

 

Comme si ses yeux me demandaient :

  • Pourquoi tu souris pas ?
  • C’est pas si simple c’est plus compliqué que ça !
  • Tu crois ?
  • Y’a pas mal de chose qui vont pas…
  • Comme quoi ?
  • Je … Bah je suis un peu perdu en ce moment tu sais…
  • Tu vas par là.
  • Qu…
  • Dans 5 arrêts y’a Saint-Lazare
  • C’est pas vraiment ça
  • Regarde pas le passé c’est pas par là que tu vas.

 

Bien évidemment tu l’auras compris mon pote lecteur, cette discussion était le fruit des embruns d’orge et de malt ingérés sous la lune. Ou pas. J’ai peut être vraiment parlé avec elle je ne sais plus. Enfin le fait est qu’une petite fille de 8 ans avait dans les yeux plus de vérité sur la vie que moi, moi qui avait passé des années à me déconstruire ces idées, bercés par les rugueux bras du cafard. Mes délires de vieil enfant se confrontaient à une vision plus sage. L’âge adulte est la pire invention de l’humanité.

 

Cet épisode si futile soit-il, m’a permis de me poser une question de poids. Avec combien d’étrangers, mon corps avait-il ainsi discuté à mon insu ? Combien d’étrangers avaient lu en moi les histoires que je gardais précieusement ? Lors de mes rentrées tardives, combien de futurs employeurs, futur beaux parents avaient pu me voir dans un état de transe instable où je tutoyais mes démons ? Et dans mes déplacements matinaux, la tête encore embrouillée de mes songes,  combien ont posés sur mes lignes leur regard de lecteurs ?

Parfois, en repensant à ça, je dialogue avec l’infini de ces univers-autres, ces galaxies que forment les personnalités anonymes. Ces mondes de sens et de sensations qui percutent à un instant fugace nos vies. Perdu avec vous dans les rues de Paris, ce sont nos éphémères qui échangent ainsi leurs mystères. Nous vivons, chaque partie, dans la conversation changeante de nos corps.

Gautier Veret

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.