Souffle

 

I

 

 

Loin au-dessus de Sierra flottent les poissons du ciel, blancs et rieurs, oscillants fièrement dans les remous de l’azur. « On ne peut se lasser d’un tel spectacle » se dit-elle en inspirant le plus d’air possible. « Ils sont si beaux dans le bleu d’en haut ». Puis elle expire en sentant la caresse de l’air chaud quitter son corps avant la nouvelle bouffée. Au sommet de la tour Spiro, la jeune femme a le regard perdu entre ciel et mer.  Devant elle on peut percevoir, comme enfanté par l’eau, un globe de verre et de métal. Seul aveu à l’air de la présence de la cité engloutie de Nérée. Qui aurait pu croire que sous cette sphère ronde d’un kilomètre de diamètre, juste en dessous, cachés, des millions d’êtres croisaient leurs destins et leurs ardeurs dans un monde qui n’était pas le leur. Elle inspira de nouveau. Dans le bas de son dos, une caresse chaude. Elle sourit en reconnaissant le toucher confiant et rugueux de Kamal. Il l’enlaça « Encore un souffle de plus ». Il l’embrassa.

Certains gardistoj fermaient les yeux sur les escapades amoureuses des gens de l’Holdo. Ils n’avaient qu’une journée de permission par mois alors autant leur laisser en profiter. Chacun connaissait un gardisto arrangeant qui, pour quelques rations, ouvrait une pièce de la tour pour un peu d’intimité. Tous les gens d’en bas s’échangeaient des noms et des combines. Sierra et Kamal avaient le leur. Une fois à l’abri des regards, leurs corps célébrèrent l’instant, nus de tout doute et de toute crainte. Tout avait meilleur goût à l’air libre.

 

 

Après l’étreinte, Kamal ouvrit plus grand la fenêtre et se pencha comme pour tomber. « Viens voir, Sia ». Elle s’approcha. Un courant fort plongea dans la pièce et adressa un nouveau désordre à sa chevelure. A l’Est se dressait la tour Boreala où d’autres, comme eux, profitaient d’un sentiment d’évasion. Si l’on se penchait encore un peu, on pouvait distinguer l’œil de Nérée guetter. Mais ce qui les intéressait, entre deux soupirs des corps, se trouvait à l’Ouest, caché au-delà de la façade de Spiro. « Tu la vois ? ». Oui. Elle la voyait. Seule comme un totem se dessinait une flèche au milieu de la mer. « Elle est plus haute qu’il y a quatre mois ». Sierra rentra et fouilla dans ses vêtements au sol. Elle en retira une aiguille et s’approcha de Kamal. Minutieusement, elle s’appliqua à graver l’évolution de la forme sur la peau de son amant. Lorsqu’elle eut terminé, elle sorti sa tête à l’extérieur en tendant son bras. Cette forme que Kamal lui dessinait à son tour, avait le goût de l’espoir. Un espoir précieux que l’on s’échangeait dans l’Holdo, dans les fonds de la ville, celui d’une terre qui renaitrait de la mer.

 

 

« C’est la fin de la perm’ » lâcha le gardisto dans son masque.

Sierra et Kamal s’habillèrent en cachant la marque et sortirent à sa suite. Si les échanges entre les gens du Ferdeko et de l’Holdo se faisaient naturellement tant ils partageaient ce désir de surface, ils craignaient la répression des gens du Velo. Un murmure de changement ou quelques projets d’ailleurs et des sanctions pouvaient être prises.

Sierra se souvenait des histoires de son avino. Lors de la deuxième révolte des tours, les citoyens du Velo, la classe haute de Nérée, avaient raréfié l’arrivée d’air pour mater le soulèvement. En fermant les vannes dans des quartiers au hasard, le feu de l’espoir avait donné place à la terreur. Les cris et la suffocation de milliers de personnes résonnaient encore dans le souvenir des plus vieux, cette souffrance qui mène à la folie, cette cruauté épouse du morbide. Combien d’esprits à jamais brisés, perdus dans les névroses ? Tant d’innocents disparus auprès de quelques mutins et depuis, plus de mutinerie.

Ils avaient appris à craindre les gardistoj, ces entre-deux entre Ferdeko et Velo, ces yeux et ces oreilles qui n’attendaient qu’à monter, qui avaient peur de tomber dans les abysses des classes inférieures. Ils patrouillaient en Nérée comme des duondio dédaigneux, des valets fous dans leur domaine. Ceux des tours cependant, devaient sentir une forme de culpabilité. Bien sûr, ils devaient porter un masque relié à un réservoir d’air recyclé, comme une revanche de liberté. Une profession respirant cet air libre aurait créé des guerres et des jeux de faction, de nouvelles révoltes. Alors prisonniers des vents ils subissaient passifs les relents de bouffées gâtées, usées par la ville. Mais ils supportaient ce fardeau sans broncher car après tout, ils pouvaient le sentir cet air. Tressaillir de ses caresses sur leurs peaux et se réchauffer des rayonnements de l’astre. Se sentant coupables, ils arrangeaient alors des coups pour les gens de l’Holdo et du Ferdeko. Cependant, détourner le regard ne veut pas dire fermer les yeux.

 

 

Sierra tenait sa manche durant la descente de la tour pour ne se dérider qu’une fois arrivée à la bathysphère. Là, parmi les regards rieurs de ses camarades, elle comprit qu’elle n’était pas la seule à avoir perçu la pointe. Dans un silence complice, ils attendaient que les gardistoj ferment le hublot. La boule de métal s’activa enfin et crissa dans quelques clapotis. Dehors, les gardistoj attendaient sûrement qu’elle s’enfonce pour enlever leurs masques et recevoir de l’air pur. Tous dans l’Holdo s’en doutaient, ils auraient fait la même chose à leur place. La poulie s’enclencha et la sphère entrepris sa descente dans les eaux sombres. Sierra se blottit contre Kamal en attendant le supplice de la descente. D’abord la pression qui s’acharne sur l’ouïe, puis les rayons du soleil qui peinent à percer les strates liquides. Enfin, raillant fièrement de son archipel d’exil, la tentaculaire Nérée les attirait, assoiffée, dans les tréfonds du monde englouti.

 

 

 

 

II

 

 

 

Un banc serré de maquereaux dansait aux abords de la vitre, attiré par la lumière, le noir de leurs yeux rond de surprise. Sierra les observait en baillant. Une carte lui était tombée des mains. « Déjà éveillée ? ». Kamal s’étira et lui fit signe d’approcher.

« Je n’arrivai pas à dormir. C’est la même chose avant chaque départ. »

Il l’enlaça et lui dit « Tu es la meilleure ŝoforo que je connaisse et la plus flippée. J’ai toujours confiance avec toi. »

Elle tapota contre son torse : « C’est parce que j’ai peur que je suis la meilleure. »

D’un bond, Sierra se leva pour récupérer la carte. « On nous a confié le trajet du groupe Orcino. Silence radio depuis deux mois, on sait ce que ça veut dire. Ils n’ont même pas envoyé d’équipe de recherche. Trica, Vel et Adan disparus comme ça… »

Kamal se leva difficilement, chercha son pantalon. Un vent froid dans la voix il dit « Comme nous ils connaissaient les risques. On a déjà bu et pleuré leurs morts. C’est pas les premiers et… »

« Je ne dis pas ça pour ça. » Sierra tremblait et devait se contrôler pour ne pas déchirer la carte. « Bien sûr je sais tout ça. Trica était un très bon ŝoforo, pas d’doute qu’elle a tout fait pour les rentrer. Non c’est juste… »

Elle s’installa sur le lit et montra la carte à Kamal « Ils partaient à l’Ouest et à quelques milles de leurs trajectoires… » Sa main vint frotter la marque sur son bras. Le rêve brûlait sa peau. Si proche, si évident. Un sourire vint se figer sur son visage, un sourire si pur et si grand qu’il se reproduit sur les lèvres de son amant.

« Madame Sierra Fagili, serait-ce de l’excitation que j’entends dans votre voix ? »

Sierra lui asséna un coup à l’épaule. « Je vais t’en donner du ‘madame’ » lui dit-elle en le poussant en arrière dans un rire.

 

 

L’haveno à l’Ouest de Nérée était comme tous les autres. Appauvri jour après jour de ses forces vives. Et lugubre. Les sipoj n’avaient rien d’impressionnant et ne se constituaient plus que de bathysphères pendantes à des chaines rongées, fantasmant leur immersion. Dans l’allée E23 non loin de la trappe d’éjection, Sierra passait en revue l’une des dernières sphères qui pouvait encore fièrement faire rayonner son acier. Dans un encart rouillé par trop de sorties on pouvait y deviner son nom : Espero. Cependant, la gravure du second e avait été recouverte à la main d’un i blanc car comme disait sa ŝoforo : « En bas, d’un souffle nait l’espoir ».

« Sia ! Une fuite ! »

La jeune femme se leva si vite que sa tête se cogna contre son plan de travail. Elle sortit en grommelant et en se frottant le crâne. Le reste de l’équipage de l’Espero l’accueillit dans un fou rire. Il y avait Kamal, Ovar, Liv et Sam. Tous les quatre portaient leur équipement de tenta. Ovar lâcha en se frottant la barbe : « Sarko ! C’est tellement facile de t’avoir ! » Il s’approcha d’elle et lui claqua fort deux tapes dans le dos. « Heureusement pour nous, jamais en mer ! » Il alla terminer son rire dans un coin du quai en buvant une liqueur noire à l’odeur de sardine.

« Alors estro, on reprend du service ? »

La voix cassée de Liv était de celles qui se plaisent à nous noyer dans un cahotement sensuel et ce n’est pas Sam qui irait dire le contraire. Serrés l’un contre l’autre à la ville comme à la couche, cette attention et cette union les avaient protégés de nombreux périls au cœur de l’abîme. Eux ainsi que l’équipage.

« Ah Liv ! Seulement si cette vieille épave veut bien fonctionner ! »

Kamal l’embrassa en passant et alla rejoindre Ovar pour gouter de sa liqueur. Sam sauta sur la boule de métal et demanda une clef. « C’est le même problème que la dernière fois… » avant de se lancer dans une description à endormir les poissons.

Liv s’approcha de Sierra et toucha le dessin sur son bras. Son regard pétillait tout autant que sa voix. « Baldaŭ ! Baldaŭ … ». Il est étonnant de voir, au fond de l’abysse, l’effet dans le regard de quelques traits d’espoirs.

Sierra siffla et l’équipage de l’Espeiro se réunit. Elle allongea la carte au milieu du quai et commença les explications. Un silence d’affliction vint saluer le nom de l’Orcino. « Ils sont torrents mémorables, enfants des flots » marqua Sierra en prière. « Ondes d’un courant immortel » lui répondirent-ils. Un temps fut pris.

Aux affres de la perte succéda la ferveur quand la jeune ŝoforo pointa le reste de la traversée. A l’Ouest, après l’intersection du gouffre de Malplena, une mer de possible. Un tournant à saisir vers la pointe, vers cette flèche d’espoir prête à tutoyer le ciel. Ovar lâcha un « Sarko », Sam en tailleur tapota le sol de sa clef et Liv serra le bras de Sierra. Tous porteurs d’une flamme nouvelle, ils avaient à cœur, compagnons d’infortune, d’avancer vers cet inconnu tumultueux.

Kamal se redressa le premier. « En piste kamaradoj, il faut préparer l’équipement. » Il s’approcha de la sphère et vérifia son fusil à harpons. Tous vinrent l’imiter et, en astiquant leurs outils, virent briller leurs rêves dans le reflet du chrome.

 

 

 

 

 

 

III

 

 

 

Kamal était le plus proche du rebord, à bâbord. Le gouffre de Malplena portait bien son nom. Un abysse illisible s’étendait à deux pas. Mentalement, il se rejoua le montage de son scaphandre. Par cinq fois il avait pu vérifier le bon boulonnage et s’assurer que son casque était bien rattaché au tube. Si près du vide, une erreur de sa part et il irait rejoindre les monceaux de carcasses que s’arrachent les habitants des profondeurs, ces natifs de l’obscur. Un tube. Un simple cylindre les reliait à la bathysphère et ainsi à la vie. Kamal, Liv, Sam et Ovar avançaient devant l’engin, quatre bras tentaculaires unis à un corps de métal. Si ces appendices les prévenaient des chutes, ils avaient surtout la nécessité de les fournir en air. Sierra, à bord de l’Espeiro, veillait à cet apport.

Dans cette phase de la traversée, ses talents de ŝoforo étaient au repos. La sphère était reliée à long rail au-dessus, le Relo, ce qui facilitait les voyages entre les territoires explorés. En cas de coup dur ou pour une découverte, Sierra pouvait passer en manuel, se détacher et éclairer le chemin. Les missions des équipes d’exploration étaient diverses. Récupérer du matériel au grès des cités englouties, cartographier les fonds, solidifier ou construire le Relo. Jadis, on pouvait les envoyer pour une mission de sauvetage. Mais bien souvent les équipes de secours allaient rejoindre leurs frères de misère dans leur détresse inconnue et, peu à peu, les bathysphères s’amenuisèrent. Sans que cela soit formellement annoncé, on renonça progressivement à ces quêtes suicidaires. On attendait quelques mois, puis la route reprenait. On gardait en mémoire ces enfants des flots, ces ondes d’un courant immortel.

Sierra n’avait jamais perdu un tenta, un membre. Initiée dès l’enfance au métier, elle avait bien vu partir Hailey et Touré, soumis aux douleurs de l’âge. Ils furent remplacés par Liv et Sam, eux aussi ingénieurs. Du moins ce qui s’en rapprochait le plus pour les enfants de l’Holdo.

Pour les pilotes de l’Ouest, elle partageait cet exploit avec Trica. Jusqu’à il y deux mois. D’un œil anxieux, elle guettait sur son sonar un son. Celui qui balayera l’évidence, la transformant en réel. Cet écho qui fixera le tombeau de l’Orcino.

 

 

« Si tu pouvais te dépêcher ça serait pas mal ! »

Kamal, mal à l’aise, tentait de regarder le gouffre le moins possible. A chaque instant, il craignait que ne surgisse de cette région lugubre l’une des bêtes de ses cauchemars.

« J’ai presque fini » lui répondit Liv.

« C’est pas à toi que je parle Liv, c’est à notre soiffard d’Ovar »

Liv et Sam achevaient de réparer un fragment du Relo qui avait vu sa trajectoire dévier, cause d’un éboulement. Après avoir retiré le gros des roches et les avoir jetés dans le puit sans fond, Ovar était parti à tribord fouiller ce que les roches avaient libéré. Sierra ajouta : « Ov tu nous entends ? »

« C’e… …Atlantide …ci ! » Sa voix était sourde et remontait difficilement par le canal. « J… Vrai… ésors ! » Un son d’effort plus tard et le voici qui se rapprocha du groupe. « Regardez-moi ça ! » Dans ses bras, un panier de métal et dans ce panier, des outils sous plastique, des conserves et des bouteilles d’alcool. « Sarko ! Ça va nous changer du jus de sardine ! »

« Super, super Ov mais active-toi un peu, Liv et Sam ont terminé de r’taper le Relo. » Kamal serrait un peu plus fort son fusil et s’éloigna du vide.

« T’inquiète pas mon pote, la première tournée sera pour toi ! Ça devait être une boutique, j’ai pas pu tout prendre ! On pourra y repasser au retour et tu verras ça de tes yeux ! »

« Oui, oui, tu as pris juste les éléments de première nécessité » répondit Sierra.

« Du pur malt ! » ria Ovar en plaçant le panier dans la soute de l’Espeiro.

Sierra regarda les réserves et annonça à l’équipage : « Ça va être juste pour cette fois niveau oxygène mais je note le point de ravitaillement sur la carte ! En route maintenant, on a bientôt dépassé le gouffre. »

« Enfin… » glissa Kamal

Et les quatre bras du vaisseau s’avancèrent.

 

 

« Voici la fin de la route ! » chanta Liv.

Le Relo s’arrêtait sur une intersection. Devant eux, un monceau abrupt qui remontait haut, peut être jusqu’à la surface. Impraticable dans l’état car la pente était trop raide. Et de chaque côté, une route.

« Qu’est-ce qu’on fait Sierra ? »

La jeune ŝoforo, regardait sa carte en se grattant le bras. « Fiko !»

« Langage jeune fille ! » lui riposta Sam.

Ce croisement contrariait ses plans. Suivre le chemin à bâbord, et l’on rejoignait la veine Sud-ouest du Relo. Et à tribord c’était s’aventurer au nord, choix le plus judicieux pour une équipe de tenta en quête de matériaux. Mais cela les éloignerait de la flèche… Cette icône triomphante se rejouait dans son esprit. A quelques lieux de la tour Spiro, éprise du battement des vagues, une pointe s’asservissait de la mer. Elle était si près. Le chemin doit être là, droit devant. Sierra releva les yeux vers la pente. Son esprit tentait d’y trouver un passage, une montée. Rien.

Kamal semblait avoir deviner ce qu’il se tramait dans l’esprit de sa compagne. « On trouvera peut-être un moyen de grimper en longeant cette masse. »

La ŝoforo souffla. Nota le croisement sur sa carte et pris la décision que tous les autres pilotes auraient pris à sa place.

« A tribord ! »

 

 

L’espace de la traversée se réduisait progressivement, pris dans une venelle naturelle. De chaque côté, une rampe de terre les enfonçait sur un chemin sinueux. Chaque tenta avançait lentement, en rang soudé, éclairé par le phare de la bathysphère. Aucun des membres ne parlait. En ces instants, l’inconnu avait une force cyclopéenne, non pas par ce qu’il offrait insensiblement et docilement à la vue, mais par ce qu’il suggérait d’indicible, greffant dans l’esprit des voyageurs les peurs et les craintes enfouies au profond de leur être.

« Fiko ! » Liv s’effondra d’un coup.

Chacun pris de stupeur, extirpé de troubles songes, eut un sursaut. Sam l’aida à se relever. « J’ai buté contre un truc ! »

Kamal alluma sa lampe frontale et d’une main pluma le sol.

« Sarko ! » Un objet métallique rond dépassait du sable, silencieux et confus, arraché à un sommeil éternel. Un scaphandre.

Le jeune homme le retira du sol. Il était vide. Et aucune trace de la combinaison qui le complétait.

« On les boulonne combien de fois déjà ? » lâcha Sam pour briser le silence, pour ironiser, ou simplement pour ne pas écouter le vacarme de l’histoire que cette trouvaille impliquait. Ovar, d’instinct, se mit à serrer dans le vide ses attaches.  Kamal tapota le sommet du casque. Le cylindre qui lui était lié sortit alors du sable et indiqua un chemin.

« J’ai rien sur mon sonar ! » Sierra tapota fiévreusement l’engin. « Fiko, fiko, fiko, pourquoi ça me dit rien ? »

« Sierra… C’est par là. »

Délicatement, Kamal saisit le câble et remonta jusqu’à sa source.

 

 

Il est des scènes qui marquent les êtres. Qu’importent les préparations de l’esprit, les images que l’on s’impose pour s’accoutumer à la peur, au drame. Lorsque le temps est venu, que l’horreur s’inflige au regard, on comprend que rien n’aurait pu nous préparer à cela. A ce chant de la mort, à l’inertie des corps.

Encastré dans un monceau de roche, parsemé d’astéries, la dernière demeure de l’Orcino avait la vénusté du funèbre. Comme des pattes laissées à l’abandon, dansaient autour de l’épave deux tubes fendus. Ceux qu’ils devaient accrocher à la vie, nourrir en souffles, avaient disparus dans cette terre étrangère, abandonnant leurs histoires et leurs dernières peurs au regard de Neptune. Le dernier cylindre tendait vers un corps lourd, comme endormi. On avait presque peur de le déranger, de l’éveiller.

Sam s’approcha du dormeur et le toucha à l’épaule. Voulant rester à son repos, l’effronté ne céda pas. Sam dût forcer un peu. On ne sait qui fut le plus surpris des deux, du vivant ou du mort, on sait simplement que le vivant est plus bruyant. Le cri d’effroi de l’homme rompit la tranquillité du tombeau. « Adan, c’est… C’est Adan… » Adan, oui, elle avait porté ce nom, bien avant de servir de gargote aux poissons. Ni heureux, ni triste, le bras d’une jadis Adan vacillant au courant les encourageait à quitter le sépulcre.

Ovar grimpa jusqu’à la sphère immobile. Des marques de pressions lacéraient le métal. Ce qui avait noyé l’Orcino l’avait trainé avec force et virulence. L’homme jeta un œil à l’intérieur. Une seconde fut suffisante. Il y avait, dans une maigre superficie de métal, une histoire qui continuait à se raconter. L’histoire d’une femme qui avait pu choisir sa mort. Trônant dans son caveau, le ŝoforo n’avait pas quitté le navire. Un coup de fusil l’avait harponné à lui, dans une fidélité à perpétuité.

On entendit les larmes d’Ovar couler lorsqu’il la salua pour la dernière fois. « Ça n’était pas ton genre de te laisser faire l’amie. Adieu Trica, l’enfant des flots. »

Il lâcha la sphère pour se laisser tomber au sol. En se retournant vers ses kamaradoj, il put constater qu’ils étaient tous aussi immobiles que des statues.

« O… Ovar… Derrière toi… »

 

 

 

IV

 

 

 

Une masse noire et spongieuse l’attrapa par le casque. Le cri d’Ovar réveilla les tenta qui dressèrent leurs fusils.

« On risque de le toucher ! »

« M…Mais on peut pas le laisser Sam ! »

Kamal tira le premier. Il toucha la masse. Aucune réaction. Ovar dans l’obscurité, tâtait pour trouver son fusil. Il ne put sortir qu’un couteau et tenta de viser son agresseur à l’aveugle, comme un pantin. « Sarko, Sarko, Sarko ! »

Sam visa et tira. Il frôla son ami mais toucha juste. Liv à son tour. Sierra éclaira la forme d’une hallebarde de lumière.

« Me laissez pas les gars, me laissez… »

Plus un bruit. Le bras si prompt à frapper de sa lame s’arrêta dans un mouvement inachevé. Dansa dans les flots. « Fiko ! » Liv pleurait. La jeune Liv n’avait jamais perdu personne. Kamal tirait, il ne voulait pas croire. « Sierra, coupe le câble ! » Sam criait. Comme toujours il pensait. « Sierra coupe ce putino de câble ! »

La ŝoforo n’eut pas le temps de réagir. La masse pressa le corps d’Ovar et le tira vers l’obscur. Tous les membres furent happés en même temps. Dans la cabine, Sierra se cogna contre un rebord. L’Espeiro traîna ses tenta derrière lui, emporté dans les ténèbres. « Sierra ! Tu m’entends ? » Kamal, tiré par son tube ne pouvait que suivre le mouvement. Impuissant. « Sierra fait quelque chose ! »

Des gouttes de sang perlaient le long de sa tempe, elle voyait flou. Elle tâtonna le tableau de bord, à la recherche de la commande. Elle était là ! Mais impossible de presser le bouton. Elle n’avait jamais perdu personne. Et peut-être qu’Ovar était encore…

La course s’arrêta net. Sierra n’avait pas eu le temps, le courage, ou l’esprit de presser le levier. Devant elle, un pied posé sur la vitre du hublot et une main saisissant le câble d’Ovar, Kamal. D’un brillant de lame, il s’était chargé de le sectionner.

« Vite ! Fuyons ! »

 

 

Le reste des tenta s’agrippèrent au vaisseau qui se lança à la fuite. Trainé dans un dédale sombre, l’Espeiro fonçait malgré sa cécité. L’esprit de Sierra était de nouveau là. Elle coupa l’arrivée d’air du tube d’Ovar, redistribua l’oxygène, et actionna la propulsion de la sphère. Ce déplacement énergivore allait mettre de la distance avec cette masse. Sierra slalomait dans les couloirs rocheux, en prenant soin de ne pas frôler les bords et perdre un autre membre.

« C’…C’était quoi ce truc ? »

Quelque chose de bien trop dangereux pour rester là. L’habitacle était en vrac et la ŝoforo usa de ses sens pour retrouver son chemin. Là ! Devant eux ! L’épave de l’Orcino ! Sans plus de cérémonie, elle vira vers la route du retour.

Sierra eut tout juste le temps d’arrêter les turbines. Le choc fut tout de même violent. Les trois tenta lâchèrent prise et furent propulsés contre la masse. Sierra dans la cabine tenait bon et évita de se faire de nouveau jeter contre un mur. « Vous tenez le coup les gars ? » « Vite remontez sur l’Espeiro » « Liv t’es où ? »

Liv flottait un instant, inconsciente, avant que son corps ne se mette à couler. La masse se mit à bouger, laissant apparaître sur sa surface de gigantesques ventouses. « Liv ! Liv ! Réveille-toi ! » Sam allait sauter pour la rejoindre mais Kamal le retint. L’imposant tentacule se jeta sur elle. Et pressa.

« NON LIV ! NON »

Sam se débattait et Kamal tenait. « Regarde idioto ! Derrière nous ! » Un autre bras d’un goliath spongieux s’approchait de la sphère. « Sierra sort nous de là ! ». Les réserves d’énergie étaient au plus mal. La seule solution était de monter. Et monter signifiait abandonner tout espoir de retour. Abandonner Liv. La ŝoforo n’avait plus le temps de penser. Il fallait agir. « Ok on monte »

« COMMENT TU PEUX FAIRE CA A LIV NON ! PUTINO SIERRA ! »

Le second tentacule se faisait de plus en plus visible, Kamal saisit son fusil et tira. Sam en profita et en un instant se jeta sur le corps de Liv, qui avait disparu sous la masse. De sa lame et de ses points, Sam tenta de sauver la femme à la voix enchanteresse, il voulait l’entendre, encore une fois. Il frappa, il frappa.

Kamal tira son dernier harpon. « Fiko ! Sam idioto ! Tu vas tous nous tuer ! » Il sortit son couteau et s’approcha des tubes des amants. Des larmes dans la voix. « Tu vas tous nous tuer idioto… » L’étincelant de sa lame n’eut pas le courage de s’abattre. C’était différent, il pouvait encore entendre Sam… Il pouvait encore le voir s’acharner pour la vie. Sierra croisa son regard. Son beau regard d’enfant. Surpris comme s’il allait faire une faute. La ŝoforo récupéra la carte sur le sol. La posa contre la vitre et le rassura : « Ne t’en fait pas mon amour, ils nous restent encore un souffle. »

 

 

La masse les avait rattrapés. Elle frappa contre l’Espeiro. Kamal fut jeté par le choc et lâcha sa lame. Sa flamme était engourdie. Il entendait en boucle les mots de Sam « LIV ! Liv ! Réponds koro ! Réponds ! » Tandis que son corps s’éprenait d’inertie, il se disait qu’il aurait agis comme Sam.

« Il nous reste encore un souffle, il nous reste encore un souffle… » La voix de Sierra, d’abord douce et légère, prenait une tonalité d’enragée. « Il nous reste encore un souffle mia amo ! » Elle actionna la commande. Celle dont elle avait peur, lorsqu’elle n’avait encore perdu personne. Les tubes de Liv et de Sam se séparèrent de la sphère. Kamal put voir les derniers mouvements de son ami, se battant contre un ennemi invisible, tandis que du cylindre s’échappait son dernier souffle, prisonniers de bulles quelconques. De la tige de Liv ne sortit que du vide.

Sierra serrait la carte avec force. Reconduit tout l’air disponible et activa les turbines. L’Espeiro entama sa course vers le ciel. Kamal, trainé à sa suite, abandonna son regard sur la masse noire qui souhaitait les suivre. D’en haut, il put visualiser l’horreur de cette colère funeste. Les deux grands bras sombres en rejoignaient six autres en un centre de la taille d’une colline. Cet essaim obscur levait doucement ces appendices, en un signe d’adieu ou de retrouvailles prochaines. Au cœur de deux monstrueux orbites, deux ovales plus sombres encore le guettaient. Tremblant, Kamal sentit un informulable malaise, une terreur qui l’avait étouffé, au bord du gouffre de Malplena. Cette saisissante peur du vide.

 

 

Elle n’avait jamais perdu personne. Mais cela ne comptait plus. Elle était l’une des meilleures ŝoforo. Mais cela ne comptait plus. L’Espeiro avait achevé son ultime traversée. Il venait de perdre l’espoir. A seulement quelques mètres d’eux, on pouvait voir la lumière percer les flots. Si proches. Ils étaient si proches. La bathysphère s’était arrêtée. Docilement, elle entreprenait sa chute vers l’abysse, où l’attendait huit compagnes guidées par deux ovales. Sierra enfila son masque, pris deux réservoirs d’air, brancha le sien et glissa dans un sac les denrées trouvées par Ovar. Elle pouvait voir par le hublot le corps étourdi de son amant, soumis à l’horreur, sombrant dans son cauchemar. « Il nous reste encore un souffle » Elle coupa le tube de Kamal.

 

 

L’eau était glacée. Elle se propulsa à l’extérieur grâce à l’un des réservoirs. Elle eut un choc qui lui fit perdre la tête, mais vite, elle doit se ressaisir. A travers son masque, elle repéra le tube de Kamal qui ondoyait au loin. Sierra s’en approcha en rejetant de l’air du réservoir. Elle brancha le cylindre au second et dans un ultime espoir vida l’air du sien pour atteindre la lumière.

 

 

 

« Regarde Kamal, tu les vois ? »

Le jeune homme immobile, avait le regard perdu entre ciel et mer. « Là regarde, c’est la tour Spiro, tu la vois ? » Deux ovales sombres et grands comme un monde. « On ne peut pas se lasser d’un tel spectacle. » Sombres comme un monde. « Mia amo ? »

Sierra embrassa le jeune homme. Un frisson la parcourra. Ces lèvres étaient glaciales. Comme cette eau, où se noyait peut-être encore l’esprit de son amant. Elle lui caressa l’échine, son regard en l’air. Elle n’avait pas peur. Elle inspira le plus d’air possible. Le savoura. Puis l’expira. Une main caressant la Terre et l’autre dans les cheveux de Kamal elle lui glissa : « Tu reviendras, je le sais, car du souffle naît l’espoir. »

 

Tout ira bien, oui, surement, car au-dessus d’eux flottent les poissons du ciel, blancs et rieurs, oscillant fièrement dans les remous de l’azur.

 

 

 

 

 

 

 

 

Lexique :

 

 

Les quatre tours :

Boreala : Boréale, au Nord

Spiro : Souffle, à l’Ouest

La Cité de Nérée

Malpeza : Lumière, à l’Est

Suda : Australe, au Sud

 

 

Hiérarchie de la Cité de Nérée :

Velo : Voile, les plus proches de la surface

Ferdeko : Pont

Holdo : Cale, les plus près des fonds marins.


Autres termes :

Avino : Grand-mère

Baldaŭ : Bientôt

Duondio : Demi-dieu

Estro : Chef, boss

Espero : Espoir

Fiko : Merde, usage aussi au sens figuré

Gardisto, pluriel Gardistoj : Garde(s)

Haveno : Port

Koro : Cœur

Idioto : Imbécile

Kamarado, pluriel Kamaradoj : Camarade(s)

Malplena : Vide

Orcino : Orque

Putino : Putain

Relo : Rail

Sarko : littéralement, Requin. Terme utilisé comme une exclamation dont le sens varie en fonction des circonstances.

ŝoforo : Chauffeur

Spiro, Espiro : Souffle

Sipo, pluriel Sipoj : Vaisseau, Navire

Tentaklo : Tentacule

 

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