Fond de Tiroir

 

Tout allait bien pour Damien en cette matinée de septembre. Par tout, il est à comprendre l’amoncellement tragi-comique des évènements à qui nous sommes de près ou de loin liés et qui surprend, à la manière d’une brise perdue au cours d’un mois torride ou d’une marche manquante sur le retour d’une soirée alcoolisée. Par bien, nous pouvons entendre cette sensation étrange, ce numéro mental où la stabilité s’improvise funambule entre l’implacable et l’impérieux d’hier face à l’énigmatique et l’inévitable demain. En peu de mots donc, quelque part entre ces deux notions, tout allait bien.

 

C’est baigné dans cet état d’esprit radieux que Damien rejoignit son père. Ils s’étaient donné rendez-vous afin de récupérer, de trier quelques affaires et d’apporter un peu d’ordre à la portion de jardin, jonchant l’appartement inhabité de ses grands-parents. Lorsque nous utilisons ici le terme inhabité, c’est bien entendu en mettant de côté la compagnie mélancolique de leur absence qui s’immisce tels les quelques chiendents dans un jardin délaissé. Un espace en friche à la merci des souvenirs, une scène où l’on rejouait le meilleur de leur vie. A peine rentré et comme pour chasser ces songes, Damien laissa entrer la lumière par la porte vitrée. D’un côté de la vitre, un salon inchangé, identique en tout point à ses lointains souvenirs, baignés de réminiscences. De l’autre, des herbes hautes jouissant de l’abandon, des tiges, du naturel qui prend du galon. S’il passait fréquemment tailler les plantes et la causette, il manquait à l’appel à l’image de ce lieu qui manquait de vivant. Il s’approcha de son père absorbé par la lecture de quelques courriers laissés à son attention. Rien de véritablement passionnant semblait-il puisqu’il les déposa sèchement sur la table basse avant d’adresser à son fils un « On s’y met ? ».

 

Les murs, hormis un dessin d’enfant fièrement accroché, profitaient d’un aspect passablement épuré. Quelques bibliothèques nourries de livres sur lesquelles trônaient de vieilles photographies et survivances d’enfance.  Au fond de la pièce, un lit servant à accueillir la famille et les invités de passages. Un voile blanc poussiéreux le recouvrait. Enfin, ombragé sous quelques dossiers, le véritable objet de leur venue. C’était un bureau à caisse et à gradin, recouvert sur la surface d’un manteau de cuir vert, datant probablement du début du siècle dernier. Un rapide coup d’œil vers l’embrassure de la porte et nos deux hommes comprirent l’incommodité de leur tâche. « En le tournant un peu ça devrait passer ». Optimisme déroutant. Si les quelques documents sur le bureau étaient déjà triés et ne demandaient qu’à être déplacés, le meuble pesait encore lourd. Damien remarqua une petite clef enfoncée dans un des tiroirs.

 

Il convient de noter l’étrangeté de certains instants, fugaces, à l’évocation frappante ou d’une banalité sans nom. De ces évènements fondateurs, qui ne trouvent un intérêt que dans le clinquant des histoires que l’on se raconte. Un regard qui se perd au milieu d’une foule trouvant sans le vouloir son réceptacle à amour, un appel que l’on compose la boule au ventre, une page que l’on tourne ou que l’on noircie. De ces accidents de vie, perdus dans leur symbiose avec le quotidien, trop timides pour que nous les remarquions. Un soupir qui qui troque la place d’un sourire, un ordre de trop qui nous emprisonne, un masque que nous oublions d’enlever. Tous forment, par accumulation, des portails entre des instants de vie. Il arrive parfois que l’on se prenne à retrouver leur trace, ébahi par l’embranchement qui nous compose. Il suffit parfois de trouver la bonne clef.

 

Damien donc, se trouvait au seuil de l’un de ces voyages internes. Dans le premier tiroir, en outre de quelques post-it, se trouvaient des bonbons mentholés illustrés d’une pie. Si la gourmandise les avait négligés, la chaleur et l’oubli les avaient enlacés. Comme un réflexe, le jeune homme en saisit un pas tout à fait liquéfié. Ces confiseries possèdent cette caractéristique de ramener à la bouche la saveur de leur odeur. Une fragrance piquante, un élan de goût, un souvenir d’hiver. Les « Tic-tic » des balais d’essui glace en guerre contre les « Tac-tac » des gouttes. L’autoradio frétillant quelques airs de Chopin ou de Bach, cherchant péniblement à faire oublier un chauffage capricieux. Une main complice qui glissait à Damien pour la troisième fois l’un de ces bonbons tandis que l’attention de son grand-père était tout à la route. Une pie à la saveur de l’enfance.

 

De vieilles photographies se trouvaient dans l’antre à mémoire suivant. Quelques visages connus, de la famille aux accents juvéniles. Par ici son père avec des cheveux, par là une tante avant un bal, des grands-parents juste parents et autres images volées au passé. Damien pensait à la beauté de cette archéologie familiale, le précieux de ces ponts vers l’avant, ces instants choisis comme des preuves de joie. La plupart de ces clichés portaient en eux l’artifice de ces moments posés, un peu forcés, où les sourires sont de circonstances. Parfois, Damien tombait sur des captations d’honnêteté : des regards perdus dans l’ailleurs, des phrases prises en cours déformant les lèvres et ignorant la fin, des moments s’élançant sur papier comme une brise d’un présent éternel.

Quelque part enfermé dans ces rectangles jaunies, les traditionnelles photographies de groupe, marquant la progression de l’âge ou l’agrandissement de la famille. Postés en rang au milieu du jardin, des générations de sourires se succédaient. D’une année à l’autre, ils semblaient être plus nombreux. Puis, d’une année à l’autre, ils l’étaient moins.

 

Le père de Damien sorti du troisième tiroirs quelques écussons formant les noms de Harley ou de Velocette, ravivant par la même les émotions du temps partagé. Il avait souvent parlé à Damien de ces virées sur les routes de France entre père et fils. Avec un moteur, deux roues sous les jambes et le vrombissement des routes se dessinant sous leurs yeux dans la simplicité d’une passion commune. Tout en glissant ces blasons dans sa poche, son père se glissa lui aussi dans ses songes. Damien fouilla à son tour et en retira un emblème de l’armée. Les années du silence. Le regard de son grand-père qui se noya dans le vide, à chasser quelques démons, à tutoyer ses déchirures. Personne n’avait jamais réussi à lui en faire parler. Ce temps lui était personnel, fondamentalement lié à lui et si loin de la famille. N’ayant rencontré la grand-mère de Damien qu’à son retour, ce fut comme s’il avait évolué dans deux vies. Et pourtant, Damien tenait en main le vestige de ce que l’on ne pouvait oublier et pourtant que l’on souhaitait enterrer. Que pouvait-il savoir des horreurs qu’on le peut forcer ses pairs à faire ? Il imaginait la jeunesse de son aïeul, riche et brillante, soudainement teintée de ce vide et de ces silences. Puis cette idée fut chassée par le souvenir d’un homme qui n’avait jamais oublié de rire, jamais oublié de vivre.

 

En désordre dans l’un des deux compartiments les plus grands se battaient des centaines de lettres. Balafrées de lignes noir sur du carton terni, affichants en apparat sur le recto villes ou œuvres, nous pouvions sentir comme dans un brouhaha qu’elles voulaient parler. Echanger sur des camaraderies, des victoires et des peines qu’elles souhaitaient conter. Dans cet amas de grâces hébergées, nous pouvons entendre danser les amitiés. Ces témoins palpables que nous pouvions conserver. En piochant en piochant des deux mains, Damien se demandait depuis combien de temps il n’avait pas reçu de cartes, de lettres autre que des pubs pour des massages ou de nouveaux restaurants de quartier. Au fond de son téléphone se cachaient peut-être certains de ces témoignages. Ou les avaient-il effacés ?

Dans l’autre compartiment, se tenaient en ordre et bien rangés, des feuilles et des enveloppes comme d’éventuelles réponses. La cacophonie du passé face au tendre de l’avenir. Cet ordre et ce blanc, cette stabilité lorsque l’on pense encore avoir du temps.

 

Le meuble se voulait plus léger une masse de souvenir mis de côté. De concert, Damien et son père se mirent à le soulever. Du bout des doigts, le faisant glisser dans l’embrasure, le jeune homme pouvait sentir une douleur sur ses articulations. Au poids du bureau s’associaient par battement des images qui amplifiaient la charge.

Le poids des derniers échos où il avait vu son grand-père trier ses derniers mails. Avec une certaine résignation, des tuyaux plantés dans ses narines et un filtre pendant au bout d’une tige. La place béante dans la pièce aussi lourde que son absence. L’apprentissage des parties de solitaire, jeu bien plus lent que ceux que Damien pratiquait. Les vols innocents, lorsqu’il montait sur la chaise pour dérober une friandise dans la boite à bonbon. Étonnement malgré ces fauchages, le tiroir en était toujours plein. Un poids de ce qui n’était plus.

 

Après avoir sanglé le bureau dans le camion et bien vérifié qu’il ne bougerait pas. Les deux hommes s’accordèrent un instant. Un moment pour sortir la tête du passé et s’offrir un café de présent. Il est très facile de sentir ces souffles de nostalgie et de se noyer dedans.

Damien sortant alors progressivement de son prisme de souvenir, se mit à penser à son père. S’il s’était engouffré dans toutes sortes de remembrances, qu’en était-il de ce dernier ? Cet espace l’avait vu vivre ses jeunes années, faites de déboires et de triomphes. Ces murs pouvaient lui parler par échos d’un rêve de ce qu’il avait été, de ce qui l’avait forgé à être. Dans le vide et de l’inanimé de ce qu’il restait, son père avait dû lui aussi trouver dans ces cavités bondées la chaleur sépia des rimes du passé. De façon bien plus torrentueuse, à l’influence bien plus solide. A vivre cet instant avec lui, Damien se senti alors allégé tout autant que chargé. Dans quelques minutes, il verra le camion escorter son père et ce gardien de récits s’éloigner dans l’allée. Le témoin de bois pourra bientôt de nouveau remplir son office. Protéger le passage de cet homme à qui il devait tout en gardant précieusement ses totems. Médailles d’équitation, badges de moto, photographies d’une famille qui grandit ? Qu’on lui laisse la surprise. Qu’il prenne tout le temps qu’il faut. Damien s’imagina alors dans quelques années, peut être accompagné d’une extension de sa chair, plonger comme aujourd’hui dans une nouvelle galerie de souvenir, et réinventer son père. Mais que ce temps vienne le plus tard possible.

Tout allait bien pour Damien en cette matinée de septembre. Par tout, il est à comprendre l’amoncellement constant des évènements qui forge ce que nous sommes, qui silencieusement nous entoure dans son manteau de tendresse. Les rivages de ce que l’on était et qui continue à être. Cette trajectoire qui évolue sans cesse. Par bien, nous pouvons entendre cette sensation étrange, lorsque nous sortons l’esprit de soi et l’offrons à l’ailleurs. Lorsque l’on s’aperçoit que le temps compte et que l’on charge en soi. A regarder son père, rire avec lui en finissant son café, Damien se dit que oui, tout allait bien.

 

Gautier Veret

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