Le silence a pris sa place entre nos mots. Où que je regarde, je vois une Terre qui s’agite. Perdues sont les idées, ces ondines inspirantes qui façonnent le combat d’une vie. Hier, Marko a tu les siennes pour la toute première fois. Pour la dernière également. Ivanna a plongé ses rêves dans une mer de nuit. Pavlo est allé au bout des poèmes.
L’Histoire avance au rythme des bottes et des tambours, écrasant dans sa course contre le temps les bourgeons de lucidité, l’évidence de jugement et les plants d’âme. Hier encore, Ivanna chantait ses 20 ans dans la ville. Adressant aux passants la pureté de ses jours à venir, condensés dans un sourire. Hier est corné, cassé et lointain. Hier est un temps ancien, celui d’avant le souffle des bombes.
Nous occupions nos jours, notre ennui et le vieux kinoteatr à les truffer de nos arts, de nos visions et de nos folies. Bien plus douce que celles des Hommes, que celle qui porte la majuscule de l’Histoire, que celle qui marche au pas. Ce refuge servait nos désirs, ou nos désirs formaient un refuge.
Avant les bombes, il y avait les échos de nous, un groupe aux rêves épars s’éparpillant d’intérêts sur les choses du monde. Nous nous retrouvions dans ce vieux kino qui retrouvait une nouvelle vie dans nos passions légères.
Tantôt sale de grand banquet, tantôt cabinet d’idées, il nous arrivait même de lui laisser exprimer sa première utilité : nous faire voyager sur une toile blanche
Il serait mentir que de dire que nous n’avions rien vu venir. Les séances perdaient de leur galbe d’innocence, à mesure que les « H » approchaient. Mais nous avions encore pour nous nos arts et nos mots. Ce refuge semblait nous éloigner du monde et de ses mauvais présents, absorbés que nous étions à dessiner le nôtre.
Aujourd’hui, dans son toit éventré passent les éclats de lune. Ils caressent les fauteuils noircis en un baume d’ailleurs. Un horilka entre les mains, le cul posé sur un siège, je laisse mon regard se perdre dans les temps et les soleils d’ailleurs, bercé par le bruit des hommes qui marchent au pas. Je suis seul, dernier compagnon des illusions de grandeur. Un monde à l’abandon. Dans les silences éternels des nuits, loin au-dessus de moi, je cherche ces sphères voisines, ces planètes errantes. Dégagées de leurs astres ou rebus d’étoile, elles avancent au-devant du vide, chassant l’obscurité. Des larmes coulent le long de mes joues. Comment avancer lorsque tout semble vide ? Lorsque toutes les mesures se font au bruit des bottes ?
Courageuses et guerrières, elles avancent, éternelles taciturnes. Pensent-elles à Pavlo ? A Ivanna ? A Marko ? Loin. Si loin là-haut, elles pourraient supporter ce silence ? Ce silence qui a pris sa place entre nos mots ?
Gautier Veret
07/02/2022